Le monde s’écroule, sans cesse, sans jamais enfin s’effondrer. Pourtant, malgré la continuelle hécatombe, dans ces décombres renouvelés pointent déjà les germes des recommencements. C’est que l’empreinte du passé est le champ de la récolte future. Car si le sourire est la plus belle des blessures, alors les blessures abritent-elles en leur sein les plus beaux sourires, parce que vrais, gravés ? « Raconte-moi une histoire », dit l’enfant. Qui saura percevoir la profondeur de cette prière (qui sait le sens d’une prière ?) pourra entendre « Dis-moi le monde ». Ainsi en est-il de la littérature. La succession d’événements ne fait pas le roman ; le roman naît d’une nécessité de dire le monde, de raconter l’univers, ou de le réarranger quand la souffrance qui lui fait cortège est devenue intolérable. « Tiqoun », la réparation mystique ?
Dans le flot des romans qui inondent cette rentrée littéraire, un court texte, 144 pages - une modeste émergence, comme pour s’excuser d’avoir été écrit – flotte au-dessus de ces océans de pages imprimées : « Le paradis des autres » de Joshua Cohen, publié au Nouvel Attila, maison d’édition née de la restructuration des éditions Attila qui s’était fait remarquer en proposant les œuvres d’Edgar Hilsenrath (« Nuit », « Le nazi et le barbier »,« Fuck America »…), gage indéniable de qualité éditoriale. Le roman de Joshua Cohen est leur nouvelle trouvaille américaine ; il a mis presque deux ans à être traduit en français. Et pour cause ! Dans la lignée d’un James Joyce, David Foster Wallace ou Thomas Pynchon, son texte abonde en néologismes et inventions de syntaxes qu’une transcription rapide n’aurait su restituer au lecteur francophone. Et de fait, « Le paradis des autres » est un véritable objet littéraire non identifié dont la lecture ne laisse pas indemne.
Ascension vers le ciel
De quoi est-il question ? Jonathan Schwarsztein de la rue Tchernichowsky à Jérusalem, meurt dans un attentat terroriste le jour de son dixième anniversaire. De même que son Aba et la Reine de son Aba : ses parents. Ces personnages, bien réels, entrent non pas en fiction mais en littérature : il s’agit de l’oncle, de la tante et du cousin de Joshua Cohen. Comme il semble l’écrire pour lui-même dans le texte : « J’aimerais sanctifier l’histoire de ma famille qui me manque. » Mais plutôt que de les pleurer en racontant leur vie dans le détail (ce qui aurait été compréhensible), Joshua Cohen en fait les héros d’un récit mystique. Le tout jeune Jonathan monte au Paradis, mais ne parvient pas à celui des juifs, mais à celui des musulmans ! Il doit désormais chercher son chemin jusqu’au lieu où il est requis. La fable peut sembler grinçante, elle est tout simplement merveilleuse. Les pages relatant l’ascension vers le ciel montrent magnifiquement la confusion qui saisit Jonathan : après l’explosion meurtrière, l’explosion sensorielle. Le lecteur doit procéder à un effort physique pour encaisser la charge des jeux de mots, des mots valises embrassés dans d’autres mots valises, des images et des sons évoqués par l’étrange scansion des phrases. Et certes, si un roman est fait pour être lu, « Le paradis des autres » demanderait une lecture à voix haute, non seulement pour que le texte soit entendu par d’autres, mais pour que le lecteur lui-même puisse saisir et éprouver toute la portée de son oralité.
A mesure de la lecture, le style se fait volontairement plus charnel. Des phrases de presque cinq pages sans ponctuation (rassurez-vous, tout à fait lisibles !), à la syntaxe amputée où manquent des verbes : le texte devient le véhicule d’un retour aux émotions les plus primaires. Mais encore, il emporte au lieu de la naissance de la parole, celui entre un silence insupportable que l’on sait briser mais qui est rendu impossible à surmonter à cause de la douleur, celui entre le souffle et le cri, au moment où le mot perce nos cordes vocales desséchées par l’aridité des larmes. Joshua Cohen a su faire entendre que derrière la liste des victimes d’un attentat, il y avait un accordeur de piano ou un enfant qui refuse de manger ses betteraves.
L’objet du livre apparaît enfin : l’hommage à ceux « qui ont été détruits et devront tous être reconstruits encore et encore dans le sanctuaire de toute mémoire ». Une fois le mot de la fin achevé, le lecteur se trouve désemparé, suffoqué, impuissant. Mais Joshua Jackson trouve la consolation qui est voisine des mots du prophète Isaïe : « Ecoutez, cela aussi mourra. Dans l’attente de l’attente. Qui mourra également. D’elle-même. Ecoutez et après, la mort mourra. Entendez aussi. Attendez encore une fois le grand recommencement. Comprenez puis écoutez encore ». Une question sans réponse n’est pas un blasphème. Parce qu’il y a de pieux silences.
« Le paradis des autres » de Joshua Cohen. Le Nouvel Attila. 144 p. 15 euros. En librairie le 9 octobre 2014.