Les dispositifs de sécurité militaire et non plus seulement policière autour de tous les lieux juifs, s'ils sont les bienvenus, matérialisent de façon très concrète un état de faits qui jusqu'à présent relevait d'une ambiance à laquelle il semble que tout le monde se soit "habitué" et que l'on peut définir comme l'isolement objectif (et pas seulement idéologique et psychique) des Juifs dans la société française. C'est tout le spectre de la vie juive qui se retrouve ainsi "enfermé" et tenu à distance de la vie normale. Les conséquences - et déjà le constat - de cet état de faits sont gravissimes. Le dispositif sécuritaire isole la socialité juive du reste de la société civile et provoquera inéluctablement la désaffection des Juifs tenus à distance de leurs lieux et activités (écoles, culte, approvisionnement), du fait de la dangerosité et de l'anormalité qui vont leur être désormais attachées. L'étiolement et la raréfaction qui en résultera est probable.
C'est
une ghettoïsation de fait qui est en train de se produire d'autant que la
menace est censée être diffuse à l'échelle de toute la société et plus seulement
d'éléments étrangers aisément repérables. La communauté juive est devenue un
fortin assiégé.
Autre élément
troublant, sur lequel la ministre de l'éducation a braqué les feux: "l'éducation
aux médias". S'est-elle rendu compte à quel point les médias français, et
en premier les médias étatiques, en adoptant une position non professionnelle
mais partisane sur le conflit israélo-arabe, ont été les plus grands
incitateurs à l'hostilité de l'opinion musulmane envers Israël et les Juifs en
France? La question d'Israël est dans cette opinion-ci inséparable de la
condition juive en France. Or rien n'a changé sur ce plan là. J'ai entendu,
bien après la manifestation pour Charlie, sur la chaîne LCP, un
"expert" nous dire que pour une grande partie de l'humanité le Hamas
n'était pas considéré comme un mouvement terroriste sans que celà ne suscite de
réserves. Et les remarques sur la
présence de Natanyahou dans la manifestation qu'ont faites tous les médias
montrent bien que la position compatissante envers les Juifs agressés se
doublent toujours, comme depuis 2002 (quand la venue de Sarkozy à l'Intérieur
coïncida avec la reconnaissance de la réalité de l'antisémitisme), de l'accusation
d'Israël, ce qui justifie indirectement le fait que cette agressivité retombe
sur les Juifs de France. C'est ce que tous les terroristes "français"
ont confirmé en déclarant, quand ils ont tué des Juifs, qu'ils vengeaient
"les enfants" de Gaza[1]. C'est
ce que disent aussi les "jeunes" quand ils refusent la minute de
silence pour les attentats contre Charlie
Hebdo! Demain si une guerre éclatait au Moyen Orient - bien sûr de la faute
d'Israël - la violence se déchainera à nouveau contre les Juifs. J'ose espérer
qu'alors le ministre de l'intérieur ne prenne pas part à ces manifestations
comme il a a eu l'imprudence de la dire à Médiapart
en confessant, il y a quelques mois, que s'il n'avait pas été ministre il
aurait pris part aux manifestations pour Gaza (où les militants du Hamas
étaient par ailleurs fort nombreux)... Le
problème, c'est que l'attitude envers Israël est liée, dans la conscience et
l'opinion des milieux musulmans, à l'attitude envers les Juifs en général: il
n'y a aucun distinguo de ce genre (juif/Israélien) dans leur culture. Or, cette
opinion est soumise à l'influence des télévisions satellitaires et à la
légitimation et la confirmation découlant de l'information erronée et partisane
des médias français, mais aussi de la
politique française (dernier exemple: le vote de la reconnaissance d'un Etat de
Palestine sous applaudissements du Parlement). Or le narratif de la cause
palestinienne n'est pas fondé sur un jugement exact et des critères égaux. La
chose a été amplement démontrée durant ces 15 ans.
La ghettoïsation territoriale des Juifs
Manuel
Valls a employé un terme démagogique pour définir la situation des
"banlieues" en la définissant par le concept d'"apartheid".
Si le temps était à l'ironie on dirait qu'Israël est désormais moins seul à
être un "Etat d'apartheid"! Remarquons que le premier ministre parle
d'un apartheid qui a été "imposé" à la France. Mais par qui? C'est
très ambivalent. Personne ne s'est posé la question et Valls n'a pas
clarifié... Sont-ce les progrès de l'islamisme et l'extension des zones de non
droit dues au grand banditisme qui l'ont "imposé" à la France, Toujours
est -il que les Juifs sont aussi victimes de ce reclassement géographique et
identitaire des populations françaises. Il est évident pour tout le monde en
effet que depuis 15 ans une partie des Juifs a dû "changer de
quartier" pour fuir les vexations et les agressions ambiantes de la part
des milieux musulmans des quartiers "mixtes". Ceux qui avaient de
l'argent sont partis vers les "beaux quartiers", ceux qui n'en
avaient pas sont soit partis en Israël, soit se sont repliés sur eux mêmes, (sous
le feu des critiques "républicaines"), d'autant plus quand il
s'agissait de milieux ultra-orthodoxes qui vivaient déjà en système clos. Un
nouveau centre de peuplement juif s'est constitué à l'Ouest de Paris, 17ème,
16ème, Boulogne, Neuilly où l'on compte effectivement moins de populations
d'origine nord africaine ou subsaharienne, ce qui a motivé le choix de ce
déplacement démographique... Ce qui a entraîné, ce que l'on peut vérifier à
l'œil nu, un déplacement des commerces cachers (restaurants...) et des
activités de la vie juive, réduisant des zones à population mélangée, autrefois
prépondérantes sur le plan de l'installation juive, à la plus stricte
expression. Le départ pour Israël pour raisons de sécurité peut aussi être vu
sous cet angle-là: les Juifs chassés s'y regroupent dans un "ghetto" pour
se protéger. La seule différence d'avec le passé, c'est que ce ghetto est aussi
un Etat disposant d'une armée, ce qui change tout et qui "choque":
nous avons en effet assisté ces derniers mois à une véritable criminalisation
de leur alyia, qualifiée même de fuite, de lâcheté, pourquoi pas de
"trahison"? Par contre, personne n'est conscient du regroupement
géographique des Juifs en France même.
Ghettoïsation scolaire
Le
regroupement n'est pas seulement géographique, il est aussi fonctionnel. Si il
y a eu moins d'actes antisémites dans "les écoles de la République",
c'est parce que les élèves juifs les ont quittées depuis belle lurette. La
demande d'entrée en écoles juives pour raisons sécuritaires a connu dans les
années 2000 une envolée (aujourd'hui le recul de la population scolaire commence
à se faire sentir avec les départs). La sécurité et la tranquilité des élèves
juifs n'y étaient plus assurées. On a encore en mémoire ces proviseurs qui,
durant les années 2000, conseillaient aux parents d'enfants harcelés de changer
de lycée. Cette expérience s'est encore produite récemment dans une ville du
sud de la France pour une fillette de 8 ans en butte à l'hostilité d'élèves
musulmans qui avouèrent que leurs parents leur avaient dit que l'islam était en
guerre avec les Juifs. On se souvient aussi de ces chefs d'établissement qui
étouffaient les actes antisémites pour ne pas se faire de mauvaise publicité.
On se souvient de ces enseignants qui au début des années 2000 ont propagé
l'incitation à la haine des Juifs en devenant les petits facteurs de la cause
palestinienne (cf. le livre Territoires
perdus de la République et les livraisons du Bulletin de l'Observatoire du monde juif)[2]. Sur le
plan universitaire également, dans les années 2000 circulait parmi les jeunes
étudiants juifs une liste des Universités à éviter du fait de la propagande
agressive de pseudo syndicats étudiants du genre de l'AGEN, islamo-gauchiste, à
Paris 10[3]. Je
n'élimine pas la possibilité qu'il y ait aussi d'autres milieux professionnels
ou institutionnels dans lesquels les Juifs sont en souffrance. J'ai des cas
isolés en mémoire, surtout concernant des femmes en position de direction mais
aussi des chômeurs auxquels un conseiller de l'Agence pour l'emploi suggérait
d'effacer de son CV son parcours en associations juives... Durant toutes ces
années, depuis 15 ans, pourtant l'accusation du "communautarisme" a
été sans cesse adressée aux Juifs, de la même façon que l'antisémitisme, quoique condamné, s'est vu
assorti d'une condamnation d'Israël jugé responsable ("les enfants de Gaza"!)
de l'hostilité qui frappait des Juifs français.
La ghettoïsation dans les mœurs
Mais
la ghettoïsation a été aussi à l'œuvre dans les mœurs. La parole des Juifs de
France a été exclue de toutes les scènes publiques sauf quelques porte-voix
choisis par la doxa ambiante: soit de
virulents critiques, à l'instar d'"Alterjuifs" que tout le monde
connaît, soit des autorités officielles (président du CRIF, Grand Rabbin...),
censés parler au nom du "ghetto" comme si la vie juive constituait un
bloc représentable par un individu, ni élu, ni contrôlé par qui que ce soit et
chargé de dire ainsi ce que 450 000 Juifs pensent, soit qu'un seul personnage,
une figure intellectuelle très répandue, joue le rôle du porte parole
universel, en tous lieux et circonstances, tous les autres se voyant mis sur la
touche. Tout celà accrédite l'idée fausse que les Juifs forment un bloc ghettoïque
qui n'a qu'une seule pensée. "Tribale".
Toute une gamme d'intellectuels et de personnalités ont été ainsi chassés de la tribune publique par les médias, ce bannissement finissant par retentir sur les sphères intellectuelle et culturelle, académique, éditoriale, condamnant la vie juive à la désertification intellectuelle et à un discours public d'une pauvreté accablante. Heureusement qu'Internet fut au rendez-vous dans ces années 2000 pour contourner cette censure, et alléger le sentiment d'étouffement qui, autrement, aurait été insupportable et qui l'est de plus en plus. La seule faute de cette mouvance fut d'appeler un chat un chat et de ne pas accepter le sacrifice de soi. C'est toujours le cas, en 2015. Après "Charlie"...
Ghettoïsation "représentative"
L'autre
dimension de la ghettoïsation concerne le renversement de sens de la notion de
"communauté juive". Bien qu'elle fut en sérieuse crise depuis son
instrumentalisation politicienne par le deuxième Mitterand (1985), la
communauté juive, par ses institutions dites "représentatives", relevait
jusqu'à la fin des années 1990, du domaine associatif de la société civile et
pas d'une fonction politique. Par assentiment tacite, ces institutions étaient
censées promouvoir des intérêts communs aux Juifs de France auprès des pouvoirs
publics. Or, de représentantes de ces intérêts auprès du Pouvoir, elles sont
devenues des représentantes du Pouvoir auprès des Juifs, ce qui constitue une
perversion fondamentale du concept de communauté juive en régime démocratique. Ces
institutions développent un discours sur les Juifs de France et la situation, dans
lequel ceux ci ne se reconnaissent pas. Elles vont jusqu'à se laisser aller à
des jugements sur ce qu'ils font ou devraient faire. Certaines sont même
missionnées par le gouvernement pour engager "la communauté" dans
telle ou telle voie[4]...
On a
pu ainsi assister à une intériorisation au sein de la communauté de l'exclusion
et de l'adversité qui a cours au dehors. Des personnalités, dees associations
se voient ainsi exclues de certaines radios, des activités de certaines
institutions qui ont pourtant l'ambition de représenter "la
communauté"... Or, il n'y a plus de "communauté". Un ghetto de fait
n'est pas une communauté dans l'ère démocratique. Ce n'est plus le fruit d'un
choix volontariste mais d'une assignation.
Ghettoïsation constitutionnelle
Un
autre phénomène irrésistible de ghettoïsation se manifeste avec la politique
systématique du gouvernement, intériorisée par les "institutions
juives", qui consiste à enchaîner tout ce qui est en rapport avec les
Juifs et le judaïsme à l'islam et aux musulmans et plus largement mais de façon
moindre aux "religions". C'est là une assignation identitaire et
politique qui ne favorise pas la liberté des Juifs de se définir comme ils le
veulent, a fortiori sur le plan des
individus. Il y a là un des signes de la régression de la citoyenneté, du sujet
du suffrage universel. Les Juifs se retrouvent pris en bloc dans la nasse de la
communautarisation voulue par l'Etat qui s'exonère ainsi de sa responsabilité
régalienne sur la sécurité publique. Demain, y aura-t-il des quotas
"ethniques" pour accéder à des fonctions? C'est déjà le cas de façon
inavouée pour les concours à l'université et ailleurs où les jurys recherchent
une "juste" représentation ethnique dans les fonctions publiques pour
éviter tout reproche de racisme. Inutile de dire que du fait de la démographie
et de l'échelle actuelle de son prestige, le quota juif est au plus bas!...
Nous avons eu une première alerte de cette évolution qui va à l'encontre de la
citoyenneté, avec le débat sur la cacherout et la circoncision dans l'arène de
l'Union Européenne: ce qui relevait jusqu'alors du domaine privé se vit soumis
à une intrusion bureaucratique à l'argumentation fallacieuse et qui se voulait,
de surcroît, "morale", émise "au nom des droits de l'homme".
Les directives normatives que le vote du Parlement européen était censé
inspirer (ce qu'il fit à la majorité) étaient appelées à régir l'ensemble des
Juifs de l'Union qui se retrouveraient, si elles étaient entérinées, ainsi
assignés au statut de membres d'une "minorité ethnico-religieuse transnationale".
Le contraire d'une citoyenneté.
Les raisons de partir
De
cet état des lieux non conventionnel, mais je crois réaliste et au plus près
des faits, hors de l'affabulation courante sur ce qui se passe, il appert que les
Juifs ont bien des raisons de quitter les lieux, non pas des raisons
strictement sécuritaires (qui, elles, sont aussi réelles) mais des raisons qui
ont trait à la qualité de leur vie de Juifs et de citoyens. Elles engagent leur
liberté, leur statut d'hommes libres dans cette société. Je n'ignore pas que
cet état de faits concerne toutes les sociétés européennes qui vont devoir se
militariser pour compenser une démission générale de 20 ans et les effets
délétères d'une unification utopique. La guerre qui était à l'extérieur et qu'elles
ont tenté de circonscrire à la communauté juive pour ne pas s'y confronter est
désormais à l'intérieur: la menace est au sein même de la société. Comment la
démocratie pourrait-elle ne pas connaître une éclipse? Le syndrome antisémite
dans tous ses aspects en est l'effet. Mais chacun voit midi à sa porte!
1
Cf. notre chronique précédente, "Le new deal de Nicolas Sarkozy"
[1] Personne ne remet en question ce bluff selon lequel Israël tue de façon préméditée des enfants... C'est un mensonge orchestré par les militants palestiniens pour "justifier" leurs agressions.
[2] Cf. obs.monde.juif.free.fr
[3] Observatoire du monde juif, Bulletin 8/9, novembre 2003
[4]
Je renvoie à une analyse de cette situation dans ma contribution au colloque Juifs de France de l'Université de Bar
Ilan, 23-24 mai 2006: " Naissance
et déclin de l'identité communautaire juive en France. 1944- 2001". Voir
le concept d'ueujieffisation de la communauté juive...
Bar−Ilan University, 2014.
http://www.biupress.co.il/website_en/index.asp?id=933