La veille de la réunion du parti des Républicains autour
de l'islam il a été donné d'assister sur BFM-TV à une soirée pathétique, dans
l'émission de Nathalie Lévy dont l'invité était le dessinateur Joann Sfar. Elle
illustrait à merveille le déficit de connaissance historique et poliltique qui
préside à ces débats qui, pourtant, structurent la conscience publique. Joann
Sfar, en l'occurence jouait le rôle de "l'honnête homme". Encouragé
par Nathalie Lévy, il soutenait que la réunion des Républicains stigmatisait
l'islam, en le distinguant d'entre toutes les religions. Pourquoi ne traitait-on pas des Juifs aussi?
Cette référence aux Juifs fut au centre du débat de la
soirée. Et c'est cet argument qui motive ce billet parce qu'il témoigne d'une
ignorance de l'histoire des Juifs de France qui conduit, en toute bonne
conscience, à les stigmatiser pour ne pas stigmatiser les musulmans. Nous avons
là un exemple parfait de ce type d'opération symbolique et rhétorique que le
système du "pas d'amalgame" a mis en œuvre[1] dans l'indifférence et
l'inconscience générales. Cette remarque a d'autant plus de sens que le panel
de ce soir-là rassemblait trois intervenants d'"origine juive"
(Nathalie Lévy et Laurent Neumann, plus J. Sfar) confrontés à un représentant
des Républicains, naturellement en position d'accusé. Je souligne cette origine
car si l'argument référentiel aux Juifs ne semblait pas poser de problème à cet
aréopage, c'est du fait de l'évidence de l'origine de ses membres. Il aurait
été en effet risqué pour eux d'évoquer les chrétiens comme référence
comparative de la stigmatisation.
Refus de se confronter au problème de l'intégration et de l'islam
Mais ici l'origine juive a joué un rôle très précis,
celui de l'objet sacrificiel permettant de procéder à ce classement, autrement
très très "politiquement incorrect"
(à croire que ce dernier n'est valable que pour protéger et innocenter
l'islam). Celui qui tient le discours, en somme, se sacrifie lui même (ici se
stigmatise) pour fonder son jugement au profit d'un tiers.
Car toute la soirée fut effectivement vouée à une stigmatisation objective des Juifs! En effet, l'argument de Sfar et des deux autres journalistes ne pouvait pas tomber plus mal. Il ignore que, en 1807 (le Grand Sanhédrin), Napoléon 1er a convoqué tous les Juifs d'Europe, rabbins et laïques, pour leur imposer une réforme de leur religion par laquelle ils renonçaient à toute la partie juridique et politique, le droit civil et pénal, de la Halakha, le droit juif, et déclaraient que le code civil aurait la primauté sur les prescriptions de la Loi juive. Douze questions comminatoires leur furent posées dont les réponses (en fait prescrites dans la formulation) devaient décider de leur appartenance ou pas à la nation française. C'est sur cette base que fut créé le Consistoire, à l'époque une super-préfecture de surveillance des Juifs. Cette réforme de la religion fut aussi appliquée aux catholiques avec le "Concordat" (1801) avec la papauté, qui "nationalisait" l'église et la coupait d'un lien épais avec le Vatican. La finalité de Napoléon était d'asseoir la primauté de l'Etat et d'intégrer les "corps étrangers" (Juifs et clergé) dans la nation sortie de la Révolution, une finalité nationale et politique. C'est uniquement sur ce préalable que la laïcité fut décrétée un siècle plus tard. J'ai développé cette perspective dans un livre paru en 2003, La démission de la République. Juifs et musulmans en France (P.U.F.), que le rapport du président du Sénat, "La nation française, un héritage en partage",[2] paru récemment, cite par trois fois comme une référence pour penser la situation[3].
L'islam, comme hier les deux autres religions, ne pose pas uniquement un problème politique: celui de l'intégration d'une religion dans l'ordre de l'Etat. Il pose aussi un problème national dans la mesure où le problème que pose cette religion du point de vue de la laïcité est correlé au fait qu'elle est pratiquée par une importante population issue d'une immigration dont l'intégration au corps national constitue un enjeu capital et n'est pas encore achevée[4]. Laisser entendre que les Juifs en sont au même niveau de développement (dans l'intégration nationale) que les musulmans et les immigrants, c'est là la véritable stigmatisation. Le refus de se confronter au problème de l'intégration et de l'islam et des populations issues de l'immigration, c'est bien là le problème.
[1]Lors de chaque attentat (contre les Juifs notamment), au lieu de considérer la motivation islamique et antisémite des terroristes, on met en garde contre le racisme anti-musulman de sorte que la victime devient musulmane et se retrouve au centre de la mobilisation publique. On pourrait demander aux musulmans, aux autorités de l'islam dont se recommandent les terroristes de condamner l'acte en question? Or les plus hautes autorités en la matière, par exemple l'imam Qaradaoui, figure de proue du Qatar, chef du Conseil de la Fatwa pour l'Europe, a appelé publiquement à tuer les Juifs comme un acte religieux devant un million de personnes sur la place Tahrir au Caire lors du "printemps islamique".
[3] Voir aussi mon article paru dans Le Débat de ce mois-ci, "La laïcité , entre nation et République".
[4] Le principe que tout nouveau venu adopte
le modèle de la société où il entre est aujourd'hui en crise. Avec la
décolonisation, les populations d'identités
différentes se séparèrent. En monde musulman, les non musulmans durent quitter
les nouveaux Etats qui tous adoptèrent l'islam comme source de la loi. Le
reclassement identitaire qui se fit alors est aujourd'hui contesté par les
populations issues de l'immigration désormais installées dans les anciennes
métropoles coloniales (cette idéologie se définit comme le
"post-colonialisme" et le" multiculturalisme").