Actualité juive : Vous considérez que l’action du Hamas n’est pas indexée sur la réalité – qu’elle soit militaire ou géopolitique – mais sur le terrain symbolique. A vos yeux, le tir de roquettes doit être considéré comme un « rituel pieux ». Quel en est le sens ?
Daniel Sibony. : Dans le Coran, il y a un credo très puissant contre les Chrétiens et les Juifs, dont la plupart sont « pervers » et « maudits ». Le Coran est vécu comme un texte identitaire et il est plus présent au quotidien que ne l’est la Bible en Occident. Et quand on le lit à Gaza, ce sont les juifs qu'on a en face, de l'autre côté, qui paradent avec leur État souverain, leur arrogance… On peut donc, et même on doit célébrer ce credo, régulièrement, comme une prière véhémente ; c'est une bonne action, c'est comme une « mitsva ». Ce n’est pas en rapport avec les territoires. Il semble clair que si Israël quittait les territoires de Cisjordanie, ceux-ci seraient d’emblée dominés par des intégristes, deviendraient donc l’équivalent de Gaza, c'est-à-dire un lieu d’où partiraient des attaques pour célébrer le rituel d’hostilité envers les Juifs, qui est, j'y insiste, antérieur à ces questions de territoires, qui dépasse de telles questions. Certains diront que c'est là un point de vue essentialiste, mais quand l'essentiel est vécu au quotidien, sous forme précisément de rituel, il faut bien en tenir compte. Il s'ensuit en tout cas ce constat, qu'on n’entend pas dans les médias, c’est qu’Israël protège la population cisjordanienne de l'emprise et de la dictature du djihad.
A.J.: Vous notez pourtant le paradoxe qui a vu, après la guerre de cet été, les habitants de Ramallah soutenir plus massivement le Hamas que ceux résidant à Gaza…
D. S. : Bien sûr, et cela fait partie des contradictions de la vie. Les habitants de Cisjordanie avaient été frustrés d'un djihad, d'un acte rituel et pieux ; en tout cas, ils se devaient de l'afficher ; même s'ils ont bien profité de la paix et du calme. Cette contradiction entre se battre et vivre, je l'ai vécue quand j’habitais la Médina, à Marrakech. On se saluait gentiment, mais il y avait des jours où l’on nous jetait des pierres… Un tel état d’esprit, cadré par une forte identité, a besoin d’actes « remarquables » pour le faire remarquer. Ce phénomène physique s'observe dans la vie, notamment dans l'entreprise, où un chef qui a besoin de bien rappeler sa place et son pouvoir, peut brimer des subalternes alors que ce n’est pas vraiment nécessaire. Et dans l'idéologie coranique, les Juifs sont des subalternes. Si en plus ils prétendent être souverains, ils sont tout simplement insupportables. Et on l'exprime par des gestes, quand on peut, ou par des paroles haineuses qui se transmettent depuis des siècles.
"Le jour où les foules musulmanes renonceront à ce support identitaire sera un grand jour"
A.J.: Dans cette perspective, peu importe au Hamas que ses tirs parviennent ou pas à toucher leurs cibles sur le territoire israélien.
D. S. : Oui, l’important pour le Hamas c’est qu’il puisse s’exprimer, et montrer qu'il est aux avant-postes de la guerre sainte. Sans ce point de vue, on ne comprend pas pourquoi ils lancent toutes ces roquettes, vu que les destructions en Israël sont minimes, et les gênes tout à fait surmontables, et d'ailleurs surmontées.
A.J.: On postule que les stratèges du Hamas espéraient profiter de la guerre pour contraindre Israël à lever le blocus, sous la pression de la communauté internationale.
D. S. : On peut toujours le postuler et feindre d'oublier que la question du blocus est un cercle vicieux. Il n’est possible de lever le blocus que si le Hamas renonce à ses fusées. Cela tourne en rond. Ils ne vont quand même pas lancer des fusées pour arriver à renoncer aux fusées ! Ce sont là des affiches politiques, comme l’expression de « territoires occupés » ; certes, il ne faut pas les négliger, puisqu'elles servent à leurrer les Européens, et que ça peut leur faire prendre, en toute bonne conscience, des mesures contre Israël. Il y a là tout un travail d'explication qui n'est pas toujours bien mené. Mais la réalité est tout autre. Tenez, petit exemple : si les Palestiniens avaient été patients après le retrait de la bande de Gaza mené par Ariel Sharon en 2005, s’ils avaient bien géré leur territoire, Israël se serait retiré de Cisjordanie, de tout ou presque ; et les Palestiniens auraient eu deux bases pour mieux guerroyer contre « les Juifs ». Mais ils n’ont pas pu s’empêcher d'attaquer d'emblée ; c'était plus fort qu’eux, c'est que l'impulsion identitaire déborde le rationnel. Un tacticien mineur aurait dit qu’il fallait attendre que la Cisjordanie soit libérée, puis demander qu’un tunnel rejoigne les deux territoires et, plus tard seulement, reprendre la « guerre sainte », qui est l’impulsion récurrente, car elle relève de l'acte fondateur de l’identité. Le jour où les foules musulmanes renonceront à ce support identitaire sera un grand jour ; mais c'est un peu messianique. Il y a eu des tentatives dans le passé, comme les printemps arabes qui n’étaient pas inspirés par la religion mais par l’envie de vivre. Or ils ont tous ou presque été captés soit par l’intégrisme, soit par la dictature qui surplombe l’intégrisme. Il faudra un nouveau coup de butoir, et encore un puis un autre encore pour que « ça passe ». Ce n'est pas pour demain. Mais entre-temps, il y aura souvent la paix, comme je le montre.