La première partie de notre paracha, qui occupe tout le chapitre 23, traite de l’acquisition par Abraham du caveau de Makhpéla, dans lequel il va ensevelir Sarah. Cette transaction nous est racontée avec un luxe de détails insolite dans le contexte de la Tora, qui a coutume de se montrer au contraire concise, peu encline aux précisions et aux notations pittoresques, et qui nous a habitués à lire entre les lignes…
Abraham traite avec les ‘Héthéens et leur chef,
Efron. Le passage, qui s’étend des versets 3 à 16, se laisse diviser aisément
en trois segments : du verset 3 à 6, nous avons un premier échange de
répliques dans lequel Abraham s’adresse aux ‘Héthéens, se présentant comme
« un étranger résidant avec eux » et leur demandant « une
propriété tombale avec eux ». Demande accueillie favorablement par ses
interlocuteurs, qui hissent l’humble «étranger résidant avec eux » au rang
de « prince de Dieu » et lui
offrent d’inhumer Sarah dans la plus belle de leurs tombes.
Abraham alors reprend la parole, initiant un
second échange des versets 7 à 11 : là, précisant son intention, il
sollicite des ‘Héthéens une intervention auprès d’Efron, afin que celui-ci lui cède, au prix fort, « en argent
plein », le caveau de Makhpéla, à l’extrémité de son champ. Efron répond
en faisant assaut de générosité : le champ, il le lui a déjà donné, le
caveau aussi, qu’il enterre donc son mort.
C’est Abraham qui relance encore une fois
l’échange : des versets 12 à 16, il réaffirme sa ferme volonté de payer et le champ et le caveau ;
Efron, tout en protestant de sa générosité, - Qu’est-ce que qu’une terre de
400 cheqel entre toi et moi ?, dit-il - s’incline cependant et accepte
le paiement.
La première impression que laisse ce passage au
lecteur, c’est celle d’une négociation à
l’orientale, avec un protocole précis et ritualisé : Abraham
demande d’abord aux habitants du lieu l’autorisation d’enterrer son mort ;
l’ayant obtenue, il fait adresser la même demande aux autorités et il paie le
droit qu’on lui accorde. Tout cela dans un climat de protestations réciproques
et redondantes, chacun faisant assaut qui
de générosité, qui de probité, les uns voulant absolument donner,
l’autre tenant à payer.
Allons plus loin et examinons le texte de
près : que nous révèle-t-il sur les enjeux de cette transaction et sur les
interlocuteurs en présence ?
Abraham est en relation avec un environnement
païen qui lui est, semble-t-il,
éminemment favorable : les gens du peuple lui décernent spontanément le
titre de Prince de Dieu, et lui proposent un emplacement dans le plus
beau de leurs caveaux. Sans doute le prestige d’Abraham auprès d’eux, le
respect qu’ils lui témoignent, sont-ils
à mettre en relation avec l’attitude de ce dernier, qui s’était défini
comme un humble «étranger résidant avec eux ». Abraham, loin de revendiquer
à cor et à cri des « droits », s’exprime avec courtoisie et
mesure, respectant les habitudes locales et les codes sociaux en vigueur,
faisant en somme la preuve de son « intégration ».
L’écoute tient une place importante dans le
dialogue que la Tora met en scène entre les ‘Héthéens et Abraham : le
verbe « chama’ » revient à six reprises dans le texte, ce qui fait
dire à un commentateur: « c’est à croire qu’ils sont tous devenus
sourds ! ». Des deux
côtés, on fait appel, avec insistance,
avec exigence, à l’écoute de l’autre, on sollicite non seulement son ouïe et
son attention, mais aussi une disponibilité, une capacité de retrait par
rapport à soi-même qui permette d’accueillir vraiment la parole de l’autre.
« Ecoute-moi », « si seulement tu m’écoutais » :
entends ce que je souhaite vraiment, ne te laisse pas abuser par les mots ou
les idées convenues ou les contraintes de la comédie sociale.
Que veut Abraham à l’heure où il doit
ensevelir sa femme? Il ne veut pas d’un cadeau, aussi généreux soit-il ;
il ne veut pas d’un emplacement
« au milieu » des autres, d’une part de sépulture prélevée sur
la leur. Il ne veut pas être aliéné ad
aeternum par le sentiment d’être redevable. Ce qu’il demande, c’est un terrain
qu’il aura acquis publiquement, qui lui appartiendra, dont personne jamais ne
pourra lui contester la propriété. L’argent qu’il donne en échange de ce
terrain a une fonction séparatrice : il atteste qu’Abraham est délié de
toute obligation envers le vendeur.
Pourquoi précisément le caveau de
Makhpéla ? C’est que ce caveau renfermait la tombe d’Adam et d’Eve. Le
sens du choix d’Abraham est clair : le Patriarche s’inscrit délibérément
dans l’histoire de l’humanité, affirmant que le cheminement particulier,
particulariste, qu’il a suivi avec Sarah
est partie intégrante et indissociable de la dimension universelle qui
se trouve au cœur de l’appel divin.