La paracha de Michpatim énumère longuement une liste de lois, qui touchent essentiellement les relations interhumaines : on y trouve les règles concernant l’esclave hébreu, la réparation des dommages causés à autrui, les obligations à l’égard de l’étranger, de la veuve, de l’orphelin, du nécessiteux, mais aussi, et c’est ce thème qui va retenir notre attention aujourd’hui, ce que l’on a coutume d’appeler la loi du talion.
Le mot talion vient du mot latin talis,
qui signifie tel : il désigne une forme de justice qui
consiste à infliger au coupable, en guise de châtiment, le même traitement que celui qu’il a fait
subir à la victime. La loi du talion est attestée dans des systèmes juridiques
antiques, par exemple dans le code d’Hammourabi, au 18ème siècle
avant l’ère chrétienne, qui stipule que si un propriétaire ou son fils a été
tué dans l’effondrement de sa maison,
c’est respectivement le constructeur de la maison ou son fils qui doit être mis
à mort.
La Tora formule ainsi ce qui, à première
lecture, ressemble étrangement à la règle du talion :
Tu feras payer corps pour corps, œil pour œil,
dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, plaie
pour plaie, contusion pour contusion. (Exode, 21, 23 à 25).
Ce verset, lu dans sa littéralité nue par
nombre d’interprètes peu bienveillants,
a servi de « preuve » aux contempteurs de la loi juive pour démontrer
la supériorité d’un christianisme
identifié à la compassion et à l’amour
du prochain, sur un judaïsme prétendument rivé à une loi archaïque et barbare.
Qu’en est-il en réalité ? Comme chaque Juif
le sait, le texte biblique ne se lit pas tel quel, mais s’interprète à la
lumière des commentaires qui l’accompagnent, le questionnent, l’éclairent, l’explicitent. Le Talmud, dans
le traité Baba Kama, enseigne, au nom de Rabbi Chimon Bar Yohaï :
« Œil pour œil veut dire compensation financière ». Et il démontre,
en recourant à un raisonnement par l’absurde, qu’il ne peut, en aucun cas,
s’agir « de l’œil véritablement »
Un autre passage du même traité complète et approfondit cette
interprétation :
« Rabbi Eliezer, un Tanna, un Sage de
l’époque de la Michna, a enseigné : Un œil à la place d’un œil
: vraiment un oeil. Vraiment un œil ?
Comment peut-on imaginer une telle chose ? Rav Achi, un Sage de la fin de
l’époque talmudique, a enseigné : cela vient nous dire qu’on évalue le
montant du dédommagement non pas d’après l’œil de la victime mais d’après celui
de l’agresseur ».
Rav Achi nous éclaire sur le sens qu’il faut
donner à l’enseignement de Rabbi Eliezer ; ce dernier, en disant « un
œil véritable », ne préconise pas de crever l’œil à l’agresseur, mais
exprime ce qui selon lui doit être le critère d’évaluation de l’indemnisation,
à savoir l’œil indemne de l’agresseur. Il s’agit d’une évaluation subjective,
et d’une évaluation maximale, dans la mesure où chacun, et l’agresseur comme
les autres, considère son œil, ou n’importe
lequel de ses membres, comme ayant une valeur inestimable, au-delà de toute
mesure.
Ironique démenti
Je rapporte ici l’explication toute en finesse
de David Saada, qui, dans Le Point Intérieur, nous aide à comprendre de
quoi il est question : Rabbi Eliezer,
loin de rejeter la compensation pécuniaire au profit d’une mutilation
réelle, y adhère, mais en relativise la pertinence. « Au fond,
l’expression œil pour œil
pourrait être comprise : un œil a la valeur d’un œil, l’œil de mon
prochain vaut le mien, et, in fine, la personne de mon prochain vaut la
mienne. »
Ce faisant, le Tanna, opère un renversement du
sens apparent de la formule, et la « place dans la perspective de l’amour
du prochain ». Il apporte par la même occasion, ajouterais-je, un ironique
démenti à ceux qui, dans un manichéisme simpliste et erroné, opposaient jadis
la « loi » juive à
« l’amour » chrétien.